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Vision Sans Tête
La première fois que j'ai perdu la tête en 95, j'errais déjà depuis des années à la recherche de moi-même. Ces retrouvailles m'ont laissé une sensation sublime, légèrement enivrante, avec quelque chose d'espiègle : j'avais eu beau entendre dire des milliers de fois que Dieu est plus proche que les pieds et les mains, plus intime à nous que nous-même, comment aurais-je pu imaginer qu’Il était ici depuis toujours, de ce côté-ci du miroir ? J’avais vécu pourtant le choc de ce contact extatique, la première fois à l'issue de l'éprouvant questionnement « Qui suis-je ? » pendant des jours entiers de séminaires intensifs. Quelques années plus tard, je m’étais retrouvé par surprise au détour d’un exercice tout simple, éprouvant la réalité, non seulement comme si elle faisait l'expérience d’elle-même, mais aussi comme si j’étais à sa source. Je m'étais reconnu maintes fois aussi dans le parfum d'Infini dégagé par ceux que l'on appelle des éveillés. Et finalement, je retrouvais cet infini ici même en amont de mes propres yeux, dans le silence sous-jacent à mon dialogue intérieur. Il n'y avait plus rien à chercher : enfin celui qui cherchait venait de disparaître dans sa propre lumière, comme tous ceux oui ont connu la grâce d'être décapités.
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Pourtant, dans les jours qui suivirent, l'état de grâce disparut à nouveau. Je m’évertuai pendant quelques temps à pratiquer la vision sans tête dans toutes sortes de circonstances, à en témoigner et même à l’enseigner autour de moi. Rien à faire, la magie de l'enchantement ne prenait plus : c'était devenu un banal exercice d'optique parfaitement fade et insipide. Pour paraphraser le fou évadé de l'asile qui s'exclame : « D 'accord, je ne suis plus une souris, mais est-ce que les chats, eux, le savent ? » J'aurais pu dire « Je sais bien que je suis Eternel et Infini, et alors, qu’est-ce que cela change ? » J’étais retombé dans un quotidien terne et sans relief, amer et déçu une fois de plus. Je me suis longtemps interrogé sur ce divorce douloureux après les épousailles bénies, comme si un mystérieux secret m'échappait encore, d'autant plus que j'ai été maintes fois témoin des longues plaintes de ceux qui ont vu le Ciel s'entrouvrir puis se refermer aussitôt. Taraudé par la nostalgie du Réel, je repris donc mon long pèlerinage en passant par d'autres approches. Ce n'est que l'an dernier, en lisant un article de Douglas intitulé « La feuille de trèfle » que j’ai commencé à comprendre mon erreur de perspective, et je voudrais partager ici ce que j’ai découvert. Je me fais donc l'écho de ceux qui se sont en quelque sorte rendormis après s'être éveillés à leur nature ultime.
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Dans son article, Douglas exploite la métaphore du trèfle à quatre feuilles pour comparer les avantages et les inconvénients respectifs de quatre voies : la voie de la Vision qu'il transmet inlassablement, la voie du Cœur, la voie du Service et la voie de l'Art. Comme il le dit lui-même – je résume – « La Vision est probablement la voie la plus rapide et la plus directe, mais c'est aussi une voie sèche, sans attrait, sans consolation pour ne pas dire suicidaire pour le réconfort de celui que nous croyons être. C’est surtout une voie impopulaire parce que fugitive : elle demande patience et persévérance pour s'y établir. » Or, j'avais attendu de la voie sans tête ce qu'elle ne pouvait pas donner : la ferveur et l'abandon que l'on peut éprouver dans une voie dévotionnelle ou mystique. La plupart des voies mettent chacune l'accent sur une facette spécifique de l’Etre en y réduisant l'Absolu : pour les voies du cœur, Dieu est Amour ; pour les voies de la connaissance, Il est la Claire Lumière, et pour les voies du guerrier, Il est la Force de Vie. Cela n'empêche que Dieu ou le Réel, englobe tous ces aspects et des myriades d'autres.
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L'erreur est de prendre le chemin pour la Réalité vers laquelle il mène. Je m’en suis rendu compte bien plus tard lorsque mon cheminement m'a ouvert à de nouvelles dimensions dans lesquelles je ne pouvais que reconnaître l’Ultime mais sous un autre visage. « La plus belle femme ne peut donner que ce qu'elle a », dit-on : la Réalité a beau être infinie, elle ne se révèle jamais qu’à la conscience que chacun de nous en a, et notre condition humaine est ainsi faite qu'elle ne peut découvrir sa grandeur qu'au sein de ses limites. C'est dans notre misère qu'on peut goûter la miséricorde divine. Ceux qui ont lu « Conversations avec Dieu » – Ed. Ariane – et se rappellent ce que Neale Walsh dit à propos de la divine dichotomie me comprendront : Dieu doit être ce qu’Il n’est pas pour faire l’expérience de ce qu’Il est. Par conséquent, si la vision sans tête permet de voir l'Infini, elle ne permet pas forcément d'en goûter toute la saveur.
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L’illusion que j’entretenais également, et je ne dois pas être le seul, est de croire que l’éveil nous précipite dans un ciel sans nuage. Parce que j'avais entendu Arnaud Desjardins parler de l’éveil en termes de bonheur inconditionnel, j’avais fait de ma quête d’Absolu une quête de bonheur, ce qui est le plus sûr moyen de passer à côté de l'un et l'autre. Il est vrai que vivre en pleine conscience permet de ne pas rajouter de souffrances inutiles, mais il s’agit bien plus de reconnaître la plénitude de ce qui est là de toute éternité que de rechercher un état plus qu'un autre. La joie est le fruit d'une conscience qui se reconnaît dans tout ce qui est, elle n’en est pas le moteur : le désir de connaître cette joie ne peut pas motiver notre recherche sans la pervertir. L’espoir revient à refuser l’instant présent. Il est vrai aussi que rester présent quoi qu'il arrive n'est pas toujours une sinécure : on y rencontre des moments exaltants, bien sûr, mais aussi des contrariétés, des angoisses, des refus, des blessures plus ou moins vives. Se rappeler qu'il n'y a personne pour être contrarié, angoissé, blessé ne suffit pas, et lorsqu'on a l’estomac noué, cela revient à se mentir.
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Etre authentique à ces moments-là exige de l’honnêteté et le courage d’accueillir son expérience pour ce qu'elle est sans la manipuler et encore moins se condamner. Si on veut s’éveiller à notre nature profonde, on ne peut faire l'impasse de ses multiples facettes qui ont été niées, enterrées, trahies, y compris par nous-même. Cela nous renvoie à cette douloureuse perte de nous-même qui nous coupe de la vie et de la réalité. Bien des circonstances réactivent cette blessure originelle et notre survie psychologique, nous la devons aux mécanismes de défense bâtis pour en atténuer la douleur. Si voir l’illusion de notre masque ne demande qu’un instant, apprendre à vivre sans lui est une autre paire de manches. A défaut, on est ramené brutalement dans les ornières de notre conscience ordinaire faite de rêves et de refus. Et qui dit refus dit séparation. Beaucoup ont dû se rendre compte que l'espace vide et transparent qui est notre demeure a tendance à se remplir très vite non seulement des merveilles de l'univers, mais surtout de toutes les histoires qui alimentent notre drame personnel. Pour peu qu'il reste des zones d’ombre non reconnues ou avec lesquelles on n’est pas réconcilié, nous voilà à nouveau coupés de nous-mêmes et de l'univers.
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J’en arrive ainsi à un des mécanismes de base qui nous expulse du contact direct avec notre être intime. Une chose est de réaliser l'existence de l'espace vide au-dessus ou plutôt en dessous de ses épaules, autre chose est de se mesurer au néant de sa propre image et encore plus aux manques que l’on a tenté de compenser en vain toute sa vie durant. L’être humain semble ainsi fait que lorsque sa force par exemple n'est pas reconnue ni soutenue au cours de sa croissance, il l'étouffe et la remplace par une pâle réplique faite généralement de dureté ou de plaintes persistantes. Si c'est son besoin d'amour qui est brimé, il cède la place, au mieux, à une gentillesse feinte, au pire à un gouffre affectif sans fond. Ainsi, petit à petit, la joie d'être inconditionnelle est troquée contre une série de conditions à remplir pour maintenir l'illusion d'exister : perfection, réussite, amour, intelligence, pouvoir... Paradoxalement, c'est l'expérience du vide qui nous conduit au Vide ; autrement dit, si on parvient à ressentir pleinement les manques qui nous rongent sans les compenser par nos moyens de défense habituels, l'être profond refait surface petit à petit avec ses qualités enfouies. Et c'est dans la mesure où l'on réalise la vanité de nos prétentions personnelles que notre identité véritable peut s'exprimer. Une fois de plus, la légende semble se confirmer pour réveiller la princesse endormie, le prince doit affronter le dragon, le gardien du seuil.
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Cela m'amène à conclure sur deux questions toutes simples, quoique rarement posées. Peut-on vraiment suivre une voie s'il y a autant de façons de s'éveiller qu'il y a d'êtres humains ? Et n'y a-t-il pas bien des degrés d'éveil ou plutôt des degrés d’intégration de l’éveil ? Ce n'est pas parce qu'on a entrevu la Lumière qu'on la laisse nous pénétrer. Elle peut éclairer certains aspects de notre vie et pas d'autres. On peut aussi en avoir la clef d'accès sans pour autant ressentir sa présence. Si tout le monde peut voir la Claire Lumière, encore s'agit-il d'en mesurer toutes les implications et d'en hériter, à la place de nos vieux fantômes.